dimanche 8 décembre 2013

Une si poétique mort, un si léger suicide


Cette aquarelle de Gustave Moreau apparaît pour la deuxième fois sur le blog. Dans Les couleurs de l'apesanteur, je l'avais publiée avec un léger sentiment de malhonnêteté : le billet était sur l'élévation or je sais bien qu'à Leucade, Sappho se précipita du haut d'une falaise. En même temps, je percevais une forte ambiguïté dans l'image : comme ce saut suicidaire était léger ! Que d'envol dans cette chute supposée mortelle ! Forte de ma science toute neuve, je tente un décryptage.

Sappho à Leucade, 1870
La poétesse grecque Sappho a existé : les historiens avancent les dates de 630-580 av. J.C. Vingt-cinq siècles plus tard, nous disposons de fragments de ses écrits ainsi que de témoignages de ses contemporains. Mais la légende s'est très tôt emparée de cette figure attachante et, dans la vie de Sappho, il est difficile de démêler l'historiquement avéré de l'enjolivement mythologique. Sa mort à Leucade, par exemple, est probablement pure affabulation mais le thème en fut invariablement repris, en particulier au XIXème siècle : Charles Gounod et son opéra (créé en 1851), les peintres Gros, Delaunay, Chassériau... Avouons que le sujet avait tout pour plaire : dans l'Antiquité, la légende affirmait que pour soigner le mal d'amour, il fallait se jeter dans la mer du haut dudit rocher. Qui n'en mourait pas se relevait guéri. Saisie au milieu de sa trajectoire entre le sommet et le pied de la falaise, Sapho donne l'impression d'une suspension plutôt que d'une chute. Un pan de sa toge vole derrière



Mort de Sapho, huile de 
Gustave Moreau,circa 1870
elle, indiquant qu'elle tombe. Lesté d'un bijou, le long ruban qu'elle porte à la ceinture se torsade : ce mouvement oscillatoire est faux et crée de l'ambiguïté. Les longs cheveux de la poétesse s'écartent à peine alors qu'ils devraient voler loin d'elle. Quant à la volumineuse harpe, Sapho ne saurait à la fois tomber et la tenir embrassée comme elle le fait. Considérons maintenant l'image du côté émotionnel : Sappho est sereine, sans trace d'effroi. Elle enlace sa harpe avec amour et, dirais-je, abandon. Plus que portant la harpe, Sappho semble portée par elle. La toge flottant est une espèce d'aile, une voile, gonflée et le mouvement serpentin du rubanet les cheveux disent juste : la poétesse, loin d'être violemment précipitée vers le bas, descend en flottant. Je crois que Moreau s'est plu à sublimer cette scène de suicide au pointd'en faire une scène miraculeuse. 


Moreau,autoportrait, 1850
En prenant le chemin de la métaphore. L'art n'est-il pas divin? L'élévation de l'esprit n'induit-elle pas celle du corps? A Sappho, l'art donne des ailes, fût-ce pour aller à la mort. La païenne fervente d'Aphrodite (la déesse marque l'ensemble de son oeuvre) devient alors une sorte de sainte. Le bijou qui oscille ressemble d'ailleurs à une croix et sur le tableau du même Moreau où Sappho gît au sol (ci-dessus), son âme s'envole sous forme de colombe. Osons aller jusqu'au bout de notre pensée : une miraculeuse apesanteur est venue ralentir la chute, adoucir le martyre. Moreau a traité Sapho à Leucade comme une œuvre religieuse. 



1 commentaire:

  1. Enceinte ? ...Tu la vois enceinte ? Explique-moi : rien dans la légende et, avec les limites certaines de ma myopie, rien dans l'image ne me parle de bébé.

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